POEMES

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photo: Geoffray Chantelot

La Stryge

I.

 

D’ici nous avions presque oublié ses tourments :

L’enfer ! Le nez planté sur les bourdonnements

De Paris nous suivions la danse des humains,

Cette capacité à pourrir son prochain,

Ses dandinements et l’aptitude effarante

A recréer pour lui les sévices de Dante.
Nous autres les démons, les stryges, les chimères

Pouvions rire au fin fond de nos coques de pierre

Car ses fronts oublieux des vieux Champs-Elyssées

Passaient maîtres dans l’art de se vampiriser

D’où notre repos ! En les observant ainsi

Libres de cavaler vers des bains d’inertie,

En train de concevoir les orages précaires

Et d’exhumer le souffre en intubant la terre

Nous avions presque enfoui aux glaises de l’oubli

L’antre incandescent qui nous avait anobli ;

Et puis vint cet avril, un avril innocent,

Dans les babillements du cycle renaissant

Nous avons vu valser les apôtres d’airain.
Sous le collet des grues, élégants et sereins

Ils quittèrent leurs nid de plomb sous le soleil.
L’azur dans quelques soirs ne serait que vermeil.

 

 

II.

 Un filet, une langue, un serpent fumerolle

Flotta sous une tuile en fine banderole

Qui s’étouffa soudain d’un sinistre nuage.

Le serpent de vapeur se fit hydre d’orage

Et du blanc vers le gris jusqu’au cieux de charbon

L’enfer gonfla ses peaux d’orbes nauséabonds.

Il couvait, il rongeait. Sous le front de la dame

Se tiraient des fourreaux les plus luisantes lames.

La carcasse craquait et sifflait sa douleur

Et dans l’onde de suie où se noient les couleurs

Perça soudain le croc du vorace incendie.

Le brusque souvenir de mon berceau maudit

Danseuse de magma, iris en floraison

Gourmande vers le bleu incisé de tisons.
Pétales d’appétit emportés par l’haleine

de spirales, de gaz affamés d’oxygène.

Rouge des profondeurs, rouge de symétries

Fondues dans le tricot des tubes assombris,

Rouge l’éclosion d’un volcan de prières

Saisi par le chaos des grandes soufrières.

Sang du Styx au soleil : ma source, mon ruisseau

Renaissaient sur Paris en souffles colossaux !

J’ai vu les yeux hagards et les quais se figer,

J’ai vu les joues en creux et les pas naufragés

Verser dans la stupeur. Huit siècles de forêt !

Un galion de chêne éventait ses secrets

Sur des cœur caoutchouc. Insoutenable râle

De celle qui portait l’habit de leur morale.

J’avais presque oublié ses tourments : mon Enfer !

Mais sur le balcon bleu de ma ville poussière

J’ai vu ressusciter mes cercles de naissance :

Un brasier de terreur sur un gris d’arrogance.

Mes veines de chimère ont goûté la flambée.
Je me suis souvenu… Et la flèche est tombé.

 

 


La Forêt Invisible 

 

 

I.

 

Le tricot des buissons, les lianes légères,

Les zébrures des tronc, la langue des fougères

Découpaient sur les rangs des chasseurs intrépides

Des lambeaux de néant, des parcelles de vide.

De leurs plastrons de cuir quelques fragments tannés

Semblaient se mêler aux tessons illuminés

Des casques, des harnais : limailles de comète

Que l'on entrevoyait -dans leur marche inquiète-

A travers le tamis des végétaux absents.

Leurs lames en débris d'aciers incandescents

Cillaient, saupoudrées en fugues aériennes.

Ils avaient cheminé plusieurs jours dans la plaine

Et sur leur horizon revêtu de magie

Cette étrange forêt avait soudain surgit.

Tout était là : les bras triomphants des arbustes,

Les halliers couvrant les écorces robustes

Des empereurs caducs ; palmes, tamariniers,

Les tigelles en fleurs libres de communier

Avec les chants secrets de l'humus nourrissant.

Mais de ce grand réseau de feuillus frémissants

On ne distinguait rien. Ces ramées inconnues

Ne découpaient le ciel qu'en moutonnements nus

Et blancs. Sous leurs regards les ombrages splendides

N'offraient que les remous d'un nuage de vide.

 

 

II.

 

La troupe avait percé la blanche canopée

Et, progressivement, la marche des épées,

Des brigandines sous la nature océan

Fut engloutie par les étoles du néant.

Seuls les arcs argentés coiffant les pertuisanes

Ondulaient de rayons au-dessus des lianes.

Les chasseurs progressaient, pas aveugles, prudents,

La voix était un guide -un soutien évident

Lorsque la peur inonde un ventre de grisailles.

Lorsque soudain, devant !... Un souffle de broussailles.

Un craquement de bois ! Ils pointèrent les lances

Les poumons aux aguets auscultant le silence.

Dans le hurlement sec d'un tronc que l'on déchire

Un immense museau, deux billes de saphir

Déchirèrent le vide, une crinière à droite,

A gauche le bec noir d'un immense primate

A tête de moineau ; canines terrifiantes,

Hybrides colorés aux masques d'épouvante.

Animaux des enfers ! Des monstres, à l'assaut !

A l'assaut ! Devant eux arbres et arbrisseaux

Craquaient et se couchaient, les rideaux du néant

Éparpillaient dans l'air la rage des géants :

Une corne, une queue, un mouvement de sabre,

Les fers d'un bassinet, rugissements macabres,

Effluves d'un sous-bois étranglé de colère,

Piétinements, éclats de voix ; en un éclair

La course d'un fuseau de griffes et d'écailles.

Averses de piquiers. le pouls de la bataille,

Perclus de floraison de flèches, de terreur,

Grondait dans les enfers d'une aveugle fureur.

Enfin, soudainement, ivre de turbulences,

La livide forêt retrouva le silence.

 

 

III.

 

C'est la poigne œuvrant sur de solides cordages

Que les chasseurs -joyeux- quittèrent les branchages

Absents. Les végétaux libéraient leurs épaules,

Glissaient – frêles serpents- sur la luisante tôle

Des cuirasses, livraient leurs semelles fourbues

Aux multiples couleurs de la plaine, leur but

Était atteint : figé par l'atroce grimace

De la mort, ligotée, une terrible masse,

Un monstre musculeux au pelage brun-sombre,

Quatre harpons griffus acérés par les ombres,

Un colosse infernal aux prunelles d'ébène

Fut traîné au forceps sur les reins de la plaine.

Un feu fut allumé. Un camp fut établi.

La horde des chasseurs, les membres affaiblis,

Le corps affamé par la lutte furieuse

Et le cœur entonnant l'ode victorieuse

Dévora jusqu'aux os sa proie encore chaude.

On ne vit bientôt plus sur le pré d'émeraude

Que les tristes coraux d'un squelette blafard.

Dans les replis du ciel, au-dessus des soudards

Repus roulait l'écho d'un orage imminent.

Le sol fut secoué de vents tourbillonnants

Et le plafond de suie aux pesants tentacules

Céda son flux de vie avant le crépuscule.

La pluie ! Aux abris ! Les chasseurs se réfugièrent

Sous la carcasse blanche -effroyable tanière

Au palpitant éteint, cache aux arches funèbres

Alourdies par le sang-. Quand vinrent les ténèbres

Les faces des chasseurs lentement chavirèrent :

Des lignes, des couleurs, les feux d'une crinière,

Une moustache, un bec, les reflets d'un plumage,

Une corne, un museau, l'ocre chaud d'un pelage...

Dans l'aveugle océan des écharpes de nuit,

Allumant des colliers d'étincelles, sans bruit,

Des masques monstrueux avalèrent leurs traits.

Autour d'eux grandissait une étrange forêt.

 

                                                              

 

L'Avenue Des Orchidées.

 

Il ne renversait plus personne ce spectacle.
La foule se livrait -béate- au réceptacle

Du sens unique, dans l'ossature des leurres

Qui ventilaient leur yeux d'un vernis de chaleur.

Du capiteux ! Des sucs à vous tordre les sens,

Anse saline de pulsions et d'essences ;

Des raccourcis du corps sans le feu des géants

Comme le globe bleu sans son vaste océan.

C'était une travée engourdi de grandeur,

Un marais ronronnant où l'hydre d'impudeur

Se plaisait à flâner. Des peaux, de l'enveloppe,

De la superficie, un réseau interlope

De lèvres et d'écrans se tendaient aux façades ;

Et les bras d’Apollons, les nymphes, la glissade

Des muses qui offraient le poème à nos murs

Voyaient leurs chants d'amour froissés à l'encolure.

De la sécurité jusqu'aux cordes des lyres !

Où peut courir un cœur sans se risquer au pire ?

Où voguerait ce nid du vivant exhumé

Sans ses veines de lave et son ventre enflammé ?

Des caniveaux cendrés montaient de larges tiges.
En paravent des toits, en salves du vertige

Elles croisaient le fer des vitrages muets,

Le broussin des balcons et le repli fluet

Des chéneaux perforés. Elles frayaient leur voie

Dans un emmêlement criard de porte-voix,

Dans un chaos d'éclairs, de logos et d'enseignes,

De l'image en mitraille hormonale, le règne

De l'orgasme esseulé, épluché de tous rêves.
Les flèches clignotaient sans sommeil et sans trêve

Montrant du doigt le ciel comme visée unique.

L'avenue ondulait, ses tresses hypnotiques

Lestant les gorges d'un étouffée de pollen :

Un sirop jouisseur imposait son haleine.

Bien au-dessus des toits -goules artificielles-

Des grappes d'orchidées atomisaient le ciel :

Sexes ouverts, scindés en blanches oreillettes,

Pistils centrés, tendus, en symétrie parfaite.

Les fleurs écartaient leurs jambes au firmament.

Rage dans l'avenue ! Inflexible tourment

Des proies hurlant la lune à ce désir unique,

Ce manège des peaux, cet hymne mécanique

Brandi à tous les mots. Tout se rinçait d'envie,

Fictions, politique; une moitié de vie

Oubliait le brasier de sa sœur d'incendie.

Il manquait du divin aux rayons de midi.

Accroupi sur le sol loin des applaudimètres

Un amant déversait son cœur dans une lettre.

 

                                                   

Paris pulmonaire

 

Déclin du jour, Paris expulse sa charpente :

Ces fleuves de bras d’or qui garnissent les trains

Et qui sont chaque jour l’oxygène et l’entrain

De la super nova boulimique et clinquante.

 

Dans les tubes d’acier ils s’entassent fourbus

Emportant au lointain leurs muscles carbonés,

Ces souffles affaiblis, ces fronts lourds et fanés

Dépouillés de ce sang que la cité a bu.

 

Chaque jour c’est ainsi. Les lignes ferroviaires

Sont le fuel de Paris, sa vigueur pulmonaire

Qui crache au bord du soir sur sa ceinture urbaine

 

Les nécessaires mains, sève vive et habile.

Le lendemain matin, reposée, l’oxygène

Reviendra sur les rails pour incarner la ville.

 

                             Saint Thibault des Vignes, 8.7.20

 

 

 

Pigeons !

 

Gris comme une poussière éventrée du bitume,

Gris un un écrasé sur son jardin de suie,

Un dédain résultant de raccourcis gratuits

S’agrafe sur mon col, décrypte mon costume.

 

Dans leur crâne étriqué je ne suis que grouillant,

Un œil rouge et pataud de légions en détresse.
Certain de son génie, enflé de sa paresse

Le créateur de Dieux m’a désigné : mendiant !

 

Ils tournent dans les airs les agiles moineaux.
Ils ignorent leur chance, il sont vifs, ils sont beaux

Dans les têtes de ceux qui ne bataillent plus.

 

Pourtant nous planons là, fidèles asservis,

Cernés par la cité, libres d’être reclus,
Lutteurs des souterrains, grappilleurs de survie.

                                                          Lyon, le 3.6.20

 

Sans nous

 

Deux mois de paix : l’aubaine ! Une planète entière

Pandiculait sa viande aux nervures grouillantes.
Libérée par l’instant la suprême géante

Ensemençait ce vide éclaté de matière.

 

Le ciel inhalait ce silence énigmatique,

Le sol n’était que ponte et sève effervescente ;

Plus d’entrave, de gaz, de ruées vrombissantes :

L’équilibre sans frein à l’accent prophétique.

 

La curiosité débordait des forêts :

Museaux interloqués et pelages discrets

S’approchaient lentement des créneaux du village.

 

Le vivant a saisi l’absence saugrenue

Par un tumulte vif à travers les branchages.

Mais un matin de mai nous sommes revenus.

 

                                        Saint Thibault des Vignes, 9.7.20

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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