DES RIRES AU BORD DE L’ABIME

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Quelle robe porter pour sortir encore une fois pour danser jusqu’à l’aube dans les boîtes de nuit de Beyrouth ? Chacun de mes vêtements porte en lui l’odeur d’un certain souvenir nocturne qui se rattache à une histoire d’amour troublante ou à celle d’un désir inassouvi. Perplexe devant mon armoire ouverte dont le miroir reflète mon long corps mince, je finis par choisir une robe dont la couleur vive ressemble à celle des habits du petit chaperon rouge. Tout en me maquillant, j’imagine le loup que je séduirais, dont je caresserais la longue queue noire tout en fixant son regard agressif. Je domestiquerais cet animal sauvage au sein de cette capitale qui n’est plus qu’une vaste jungle noire. Je me transformerais en louve. Toute couverte de poil noir, je valserais avec cette bête féroce au nom de l’amour, la paix, l’extase, la mort, la résurrection et la liberté de mon pays.

Le long de l’autoroute, la lumière est éteinte. Beyrouth, plongée dans le noir, m’attire et m’excite. Je conduis dans l’obscurités, les phares de ma voiture me guident. Je n’ai pas peur de ces ténèbres qui enveloppent la ville, ma voiture roule à une vitesse hallucinante. J’appelle Paul en espérant le rejoindre dans la boîte de nuit vers laquelle je me dirige. Il m’informe qu’il est à l’hôpital en train d’accoucher une jeune femme. « L’enfant était supposé naître demain matin, me dit-il, mais le liquide amniotique a coulé dès ce soir ». C’est dans cet hôpital que ma grand-mère est morte il y a des années. Sa voix profonde qui répétait la citation de Ghandi : « la force ne vient pas d’une capacité physique, mais d’une volonté indomptable » résonne dans mes oreilles. 

Me voici en train de danser toute seule au rythme de la musique. Je pense au prix du sucre, du lait, du thé, du café, de la farine, de l’essence, des chemises, du pain, des souliers, du pyjama... J’étouffe. Mon pays le Liban sombre au fond de l’abîme de la crise économique. Je me contente de commander un seul verre de vin pour le moment. Je trinque la boisson qui, à l’instar de la potion magique du druide gaulois Panoramix, me rend invincible. La musique pénètre mon corps progressivement, le munit d’une énergie étrange. Je danse donc je résiste. Mon corps est mon arme qui fait face au destin, aux visage sombre du temps, à l’avenir incertain, au déboussolement collectif. Je ne cèderai pas, j’irai jusqu’au bout de mes rêves.

Dans cette boîte de nuit en forme de tombeau, la vie palpite intensément dans mes veines. C’est dans les abimes infernaux que se trace la destinée d’un peuple qui ne sait pas se soumettre. Autour de moi, une foule en état de transe s’extasie dans ce merveilleux espace souterrain. Le plafond s’ouvre, l’air tiède de la nuit pénètre mes narines, les bras se lèvent en l’air, les voix chantant une mélodie connue semblent atteindre le ciel noir où quelques étoiles scintillent. Je bois à la santé du Liban, et je ris. Un jeune homme, qui s’approche de moi, s’empare de sa bouteille de Whiskey pour en verser le contenu dans mon verre vide, le liquide alcoolique coule sur mes doigts dont les longs ongles sont colorés en rouge.

 

L’eau, ce liquide pur et limpide, coule entre les sillons de mon champ que je cultive passionnément. J’arrose la terre, je l’irrigue, je suis un agriculteur du Sud du Liban. Je fais l’amour à la terre, reflet de ma femme défunte. Est-elle morte lors de la guerre de Juillet 2006 ? Ou suite à la clôture de notre boutique ? Je ne parviens plus à le préciser. Les souvenirs se mélangent d’une façon chaotique dans mon esprit confus. Anachronisme, tourbillon d’images, mémoire subjective trempée de larmes et de sueur. Tout en semant la terre humide de grains, je résiste. Le contact avec le sol de mon pays me renforce.

Dans ma boutique que j’ai fermée suite à la crise économique, les étagères se sont vidées progressivement comme mon cœur qui s’est vidé petit à petit d’un certain sentiment de quiétude et de tranquillité. J’ai hérité ce petit magasin de mon père qui l’avait hérité de mon grand-père. Demain, mon fils ouvrirait de nouveau les portes de cette boutique pour nourrir sa famille. Mais est-ce que demain existe ? L’avenir demeure étrangement obscur, les jours se suivent d’une façon répétitive, le temps ne semble pas vraiment avancer. Rien ne change. Stagnation.

Pourtant, cette terre, mon unique consolatrice, semble être l’espace paradisiaque de mes rêves. Je cueillerais bientôt des fruits et des légumes, de tous les goûts, de toutes les couleurs et de toutes les formes, je les déposerais dans un panier en paille. C’est ainsi que je lutte. Grâce à cette terre boueuse, une force surprenante émane de mon esprit. Je me révolte, je m’enracine dans mon territoire, je respire l’odeur du sol et je choisis de devenir le maître de mon destin. Une colombe blanche se pose pour une minute sur mon épaule avant de s’envoler. Je contemple ma terre, je me love dans la boue qui ouvre les portes à un monde paisible. Le ciel bleu veille sur moi, l’espoir renaît dans mon cœur. Un souvenir émerge dans mon esprit, je me rappelle ma femme en train de cueillir des pommes de cet arbre dont je m’approche. Elle était là, heureuse et rayonnante, elle rigolait. Pourquoi a-t-elle choisi de partir en me laissant seul sous l’ombre de ce pommier ?    

 

J’avais planté un pommier dans un endroit qui compte énormément pour moi depuis de longues années avant mon départ au Brésil. Je suis l’émigré qui revient au Liban pour m’y enraciner de nouveau malgré la crise économique. Je crois en mon pays, en la force singulière de son peuple, comme je crois en Dieu. Je prie, donc je résiste.    Je me demande si mon pommier est toujours là, si ses branches ont donné des fruits. Cet arbre, je l’avais planté dans un pré à l’endroit de mes rencontres avec ma première copine. Je reviens, je retourne à mon premier amour, à ma patrie tant adorée. Mon cœur se serre de nostalgie alors que l’avion s’approche de Beyrouth. Je me rappelle la peau douce de ma bien-aimée, ses yeux, ses lèvres, son odeur qui se mélange à celle de la terre. Je me demande ce qu’est devenu mon arbre. Je compte me diriger dès mon arrivée dans mon pays à l’endroit de mes rencontres amoureux clandestins. Les parents de ma copine ne voulaient pas de moi. Lors de notre dernier rendez-vous, elle m’avait caressé très tendrement. Je ne l’ai plus vu depuis, je ne savais pas que c’était la dernière fois. Elle ne le savait pas non plus. Je souffre toujours de cette séparation subite. Ne pas savoir qu’on serait séparé pour la vie, ne pas avoir eu la chance de dire adieu, de déposer le dernier baiser sur un front rayonnant sous le soleil d’Août, telle est la plus profonde des souffrances. Mais, c’est de cette douleur que je puise ma force, et je résiste.

Après l’accueil chaleureux de ma famille, je me dirige ver l’endroit où j’avais planté l’arbre. Quelle bonne surprise ! Le pommier m’offre ses succulents fruits que je croque avec amour. J’éclate de rire, je respire l’air frais. Comme je ne pourrais plus voir ma copine qui a dû se marier pour obéir à la volonté de son père, je me fie à l’arbre en lui parlant de mon amour pour mon pays, de ma souffrance affective, de mon cœur brisé, de la situation économique déplorable, du livre que j’ai apporté à mon neveu, de la poupée que j’ai offerte à ma nièce, de ma solitude pesante. Le bruit des feuilles secouées par la brise est la réponse de l’arbre qui semble me parler dans une langue cosmique que je ne comprends pas.    

 

Je ne comprends pas la langue de cette crise économique. Le dollar, la politique, les discours télévisés, la misère, les hôpitaux ruinés… Rien ne m’intéresse, je m’en fous, je m’en moque, je ne veux plus. Au lieu de lutter, je préfère échapper. J’opte pour la fuite, je choisis de me cacher, de m’envoler vers la lune, de me dissimuler derrière les étoiles. Je rejette le réel pour divaguer dans un monde illusoire. J’accomplis mon rêve, qui est celui de voyager vers un pays lointain où l’on se laisse emporter sur les ailes de l’oubli. Je monte dans l’avion qui finit par atterrir dans une capitale dont personne n’a entendu parler. Franchement, j’ignore où je suis, et pourtant je me réjouis de découvrir un nouvel espace. A l’aéroport, une belle femme à la longue chevelure dorée s’approche de moi. Je lui demande : « Où sommes-nous ? Dans quel pays ? ». Elle me répond : « Je ne le sais pas. Ce pays n’existe pas sur la carte du monde. On est probablement quelque part entre le Tombouctou et le Hounouloulou ». Je me rends alors compte que je suis perdu, et pourtant je suis heureux. Je commence à flâner dans les ruelles de cette ville bizarre. Je finis par me retrouver dans un restaurant où on me sert des plats auxquels je n’ai jamais gouté. Je finis par m’apercevoir que je suis nul part. J’erre dans les quartiers de cette cité anonyme, j’y parcours une route en Zigzag, en imaginant qu’au bout du chemin je trouverais un temple ou une tour.  

Tout en avançant vers ma destination, je me souviens d’une photo sur Internet représentant un escalier en forme de zigzag. Complètement confus, je ne me rappelle pas tout de suite du youtube où figure cette image. J’écoute une mélodie résonner : « There’s a sign on the wall, but she wants to be sure ‘Cause you know sometimes words have two meanings”. Où suis-je ? Je suis en train de flâner au sein de la vidéo de Led Zepellin, je m’esclaffe de rire. Mon portable sonne, j’ouvre les yeux, je vois le visage bienveillant d’une infirmière qui m’annonce que j’ai tellement consommé de la drogue que je me suis évanoui dans ma chambre. C’est pourquoi je suis à l’hôpital pour une cure d’intoxication. Je lui affirme que j’étais en train d’errer dans les ruelles d’un pays inconnu qui n’existe pas sur la carte du monde. Elle pose sur moi un regard interrogateur. À présent, je sais où je suis, je suis au Liban. Je n’ai qu’un seul choix, celui de faire face à l’effondrement. Je me rends compte que j’aime mon pays jusqu’à la folie. J’aime la terre, le ciel, les visages, les villes, les villages et surtout les femmes du Liban. J’ai fait l’amour dans tous les coins du monde, mais rien ne me comble autant que l’odeur du corps d’une Libanaise. C’est à Beyrouth que je jouis, c’est à Beyrouth que je résiste.

     

Je suis dans la boîte de nuit, je suis dans mon champ, je suis à l’aéroport, je suis dans un pays qui n’existe pas. Je suis le peuple Libanais, j’ai inventé une forme de résistance unique qui est la mienne. Je me moque des laves du volcans qui me menacent, j’en avale les laves brûlantes qui se transforment en une eau limpide dans ma bouche. J’imagine l’explosion finale dont je n’ai pas peur. Puisque je renais incessamment, mon apocalypse devient un cycle. Je ne crains ni le cyclone ni les serpents sauvages. Puisque c’est du mal que je puise ma force, c’est du danger que je forge mon courage. A bout de souffle, je suis sur le point de culbuter, mais une énergie étrange me retient. Je me redresse, je me révolte. Comme je suis une fleur exotique revêtant les couleurs de toutes les cultures, de toutes les langues et de toutes les nations, je m’épanouis dans mon sol multiple. Je suis à la fois croyant, athée, agnostique, nul et superbe. Je suis le père des bâtards à mille racines, l’amant d’une Aphrodite cosmique dont le talent charme les habitants des continents multiples, le fils d’une mère au corps luxurieux qui s’étend de la mer jusqu’au sommet des Monts enneigés. Je forge mon destin à ma guise, je transgresse toutes les limites. J’existe, donc je résiste.                

 

 

 

 

  

 

 

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