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Les étendards du théâtre

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Les étendards du théâtre 

 

Je crois au théâtre qui change les consciences. Un théâtre qui saisit un étendard quand il le faut, qui soigne sa communauté, qui protège sa salle. Depuis six mois, je co-dirige avec Wojciech Faruga le Teatr Dramatyczny de Varsovie. Nous venons d’y créer Les Anges à Varsovie. On y regarde le tout début de l’épidémie de VIH/SIDA en Pologne, le tournant 1984–1985. Officiellement, l’histoire commence plus tard, dans l’imaginaire collectif des années 1990, avec ses icônes, ses peurs et ses slogans. Mais toute mémoire a un point aveugle ; j’essaie d’y braquer une lampe.

Cette pièce est née d’un besoin : interroger un premier moment passé sous silence. Avec Wojtek, nous avions monté Les Derniers jours d’Elena et Nicolae Ceaușescu, sur l’agonie d’une dictature. Au détour d’une scène, il était question d’enfants roumains handicapés contaminés par transfusion — l’obsession délirante d’Elena Ceaușescu qui voulait « guérir » l’imperfection par le sang. Alors nous nous sommes dit : et en Pologne, que s’est-il passé au commencement ? Nous connaissons l’action de Marek Kotański, du père Arkadiusz Nowak, leur courage pour accompagner les personnes séropositives, bousculer les regards. Mais la littérature, le cinéma, le théâtre polonais ont surtout raconté les années 1990 ou bien des histoires étrangères. Nous avions besoin de remonter plus tôt, à cette seconde où la peur n’a pas encore de nom mais s’infiltre dans les corps, les journaux, les cuisines.

Je suis née et j’ai grandi à Varsovie, de part et d’autre de la rue Chmielna : moi d’un côté, Wojtek de l’autre. Notre spectacle se joue au Palais de la Culture, posé comme une stèle au milieu de la ville, et le bâtiment lui-même y devient un personnage. Je me souviens de la gare Centrale, du carrefour de toutes les existences : quelqu’un court vers un train, quelqu’un d’autre dort sur un banc, quelqu’un demande de l’aide, et dans ce même périmètre il y a trois théâtres, un cinéma, des couloirs qui avalent les vies. Enfant, je me rappelle ma mère me portant dans l’escalier, pour éviter les seringues qui jonchaient le sol. Je me souviens d’une couleur : le gris. Toute une palette de gris qui n’ont jamais quitté certains regards.

Mon théâtre vient aussi de là. Chez mes parents, opposants politiques, on tirait des tracts, on transportait des textes, on se passait des adresses à voix basse. Je me souviens d’une perquisition : des hommes entrent, renversent un panier à linge, crient. Ma mère m’enlace pendant qu’on emmène mon père. Plus tard, dans la file d’attente devant l’épicerie, j’ai peur qu’elle ne revienne pas. Le téléphone passe par une opératrice centrale, même pour joindre ma grand-mère à Zielonka. Le monde se réduit à des médiations. Et puis soudain, un téléviseur en couleur ; une parente envoie des colis « de l’Ouest » — qui pour nous est le Nord — et je garde des pots de yaourt comme des trésors. La première fois que j’ai vu la viande rouge, c’était un choc. On disait « l’Ouest », puis « le Sud », puis « l’ailleurs », chaque fois le mot se déplaçait.

1989 arrive, et avec lui la transformation. Une victoire sans effusion de sang, c’est immense. Mais les lignes de fracture traversent les familles. Mes parents ne sont plus ensemble depuis longtemps ; je suis plus proche de ma mère. Mon père, écrivain, a ses colères, ses fidélités anciennes. Je ne joue pas ici au tribunal, je constate : 1989 a apporté une liberté, parfois seulement apparente, et beaucoup d’inégalités sont restées. Le PRL n’était pas qu’un monstre : on y trouvait des dispositifs sociaux, un accès à l’IVG, un rappel de vaccination, un dentiste à l’école. Aujourd’hui, la liberté est plus vaste mais elle est inégale, et les droits des femmes doivent sans cesse être reconquis. Nous avons grandi, mon génération et celle de Wojtek, dans un capitalisme précoce, avec un commandement gravé au front : travaille beaucoup, apprends toujours, et tu seras un « bon » humain. Nous avons intériorisé le surmenage, l’incapacité à s’accorder du repos. Il faut réapprendre à vivre, avec d’autres générations qui posent d’autres priorités.

Si je parle de politique, c’est parce que Les Anges à Varsovie n’est pas seulement une pièce sur une maladie. C’est un récit sur la peur — la peur de ceux qui s’aventurent vers la liberté, la peur de ceux qui les regardent, la peur des institutions. J’y fais circuler des mondes : un cinéaste célèbre, des acteurs, des intellectuels de retour de Paris transportant de la « bibuła » clandestine, deux boxeurs, l’épouse de l’un qui cuisine des « gołąbki » et va à l’église, des militants de Solidarność, des policiers de la sûreté, une médecin face à l’inconnu. Une travailleuse du sexe apporte des légendes urbaines, parce que la Pologne d’alors ne sait rien du SIDA ; les rumeurs se multiplient, les stéréotypes aussi, les relations se fracturent. Le décor reste gris, mais par endroits la lumière perce, comme une fenêtre tournée vers aujourd’hui : on comprend que la stigmatisation n’est pas morte, que la prévention et les traitements existent mais que la peur, elle, change seulement de masque.

Je viens du théâtre comme on entre dans une communauté. J’y travaille à la fois comme autrice et comme dramaturge, deux métiers très différents. Avec Wojtek, nous commençons souvent par une adaptation, que nous signons ensemble, puis je reste aux répétitions, au plateau, au travail avec les acteurs, à la circulation des scènes, au fil de la dramaturgie. Mon obsession est simple à dire et infiniment complexe à tenir : construire du commun entre l’acteur, le spectateur et le personnage. Dans mes textes, je donne la parole à celles et ceux à qui on l’a retirée, j’aborde des thèmes passés sous silence, déplaisants, relégués à la marge. Corps étrangers fut mon premier « drapeau » — l’histoire d’Ewa Hołuszko, figure de Solidarność rejetée après sa transition. On m’a souvent demandé si j’avais « rangé » l’étendard. Non. Il reste déployé.

J’écris à partir de reportages, de peinture, de conversations. La vie avec un artiste visuel m’a appris une circulation : du tableau au mot, du collage à la scène. Si je devais placer mon écriture sous une tutelle, ce serait celle de Robert Rauschenberg. Je crois aux formes ouvertes, au texte comme matière à partager plutôt que partition figée. Mon admiration pour Elfriede Jelinek vient de là : au théâtre, nous n’avons rien d’autre que la langue, et cette pauvreté est une force quand on la pense comme une architecture de voix.

Certaines idées deviennent des spectacles après une friction avec le réel. Katyń. Théorie des couleurs est née de l’indignation : dans un projet muséal, on listait les professions des victimes de Katyń — médecins, juristes, officiers — et l’on oubliait les boulangers, les mécaniciens, les couvreurs. Comme si l’Histoire n’appartenait qu’aux classes prestigieuses. Le texte a voulu corriger la focale : raconter Czapski et les officiers assassinés, mais aussi les femmes, les invisibles, le tissu social entier. 12/70 m’a permis d’écrire autrement sur la violence : des animaux abattus viennent visiter un chasseur mourant. Est-ce un acte de grâce ? Ou la montée d’un remords ? Je ne mange pas de viande, mais ce n’est pas une affaire d’étiquette : c’est une révolte contre la brutalité faite au vivant. J’aime l’ombre d’Elizabeth Costello, l’héroïne de Coetzee, comme une voix de conscience qui ne cesse de nous demander : que fais-tu, toi, à ton échelle ?

Mes influences scéniques sont connues et assumées : Krzysztof Warlikowski — PurifiésAngels in America — m’a appris la radicalité qui pense la responsabilité. Grzegorz Jarzyna, d’autres encore, m’ont donné goût à ce théâtre qui pique l’abcès social au lieu de le maquiller. Je veux, avec Wojtek et nos équipes, fabriquer des spectacles qui ne se contentent pas de raconter : ils doivent accueillir. Prendre soin du public n’est pas un geste paternaliste, c’est une éthique. On ne vient pas au théâtre pour être humilié, mais pour être déplacé, élargi, parfois consolé. Le seul « nous » qui me semble possible aujourd’hui, je l’ai rencontré dans une salle noire, lorsque des inconnus décident de respirer ensemble.

On me demande souvent si je parlerai un jour avec mon père. Je ne réponds pas. Je sais seulement ceci : le théâtre exige l’empathie. Nous vivons une époque de conflits démultipliés, et la famille est la première lentille de la société ; si l’on n’arrive pas à parler autour d’une table, il est vain d’espérer un débat à l’échelle d’un pays. Lorsque nous avons pris la direction du Dramatyczny — après une période agitée —, nous sommes arrivés avec un mot d’ordre : recoudre les horizons. N’exclure personne. Ouvrir des portes et des portes encore. C’est pourquoi Les Anges à Varsovie n’est pas une reconstitution muséale : c’est une tentative de déstigmatisation, une invitation à traverser ensemble le brouillard des peurs, à regarder en face celles qui reviennent sous d’autres noms, à accepter que la ville soit un mélange de mondes, que les histoires s’y cognent et s’y épaulent.

Je n’écris pas des pièces « sur des petites choses ». Non pas par mépris des détails — je les aime — mais parce qu’au théâtre, le détail a la force d’un aveu collectif. Je crois à un art qui ne sépare pas la politique de l’intime, qui laisse une place au doute, qui permet de nommer le gris sans renoncer aux couleurs. Au fond, mon travail n’est qu’une suite de rencontres : avec des acteurs, des spectateurs, des morts qui reviennent parler, des enfants qui apprennent des mots nouveaux, des femmes qui se défroissent les ailes, des hommes qui posent les armes, des cités qui respirent mal et que l’on rééduque. Mon étendard n’a pas d’emblème ; il a simplement cette inscription : nous. Un pronom fragile, mais le seul qui donne envie de revenir au théâtre le lendemain.

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