LES LONGS COULOIRS

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Sylvie Godefroid  LES LONGS COULOIRS,

 

 

Lettre à la différence

 

" Ce qui est invisible pour les yeux n’existe pas. Mes propos sont ridicules, n’est-ce pas ? Je le sais à te fréquenter. Je l’ai appris à te vivre. A te respirer. Mais ceux qui n’ont pas la chance d’avoir rencontré la différence, le handicap, ne le savent pas. Pas encore.

 

Je vivais passionnément mon lot de hauts et de bas quand je me suis arrêtée brutalement au carrefour d’un diagnostic : « Votre enfant est autiste asperger ». Mon enfant ? Autiste ? Impossible ! Il grand, beau, intelligent, brillant, polyglotte, captivant… « Votre enfant est sévèrement autiste ». Mon enfant ? Autiste Asperger ? Impossible ! Il avale livres sur livres, promène des théories scientifiques et affronte les plus érudits. Mais… maintenant que vous le dites… Il a peur des gens, les fuit, les évite. Il plisse les yeux à chaque mouvement de lumière, se lave les mains cent fois par jour, ne mange pas certaines textures ni couleurs d’aliments. Il ne se laisse pas approcher. Il n’embrasse personne. Pas même sa mère. Je n’ai pas touché mon fils d’un geste tendre depuis de longues et assourdissantes années. Maintenant que vous le dites, il ne comprend pas les informations globales, il faut systématiquement toutes les découper en actions concrètes pour se faire entendre. Maintenant que vous le dites, il prend tout au premier degré, au pied de la lettre… Maintenant que vous le dites

 

Mon fils ! Je te demande pardon. Pardon de ne pas avoir compris plus tôt. Pardon de ne pas avoir su éduquer le monde à ta différence. Pardon pour les regards étonnés. Les sourires figés. Les conversations suspendues. Interrompues. Je te demande pardon. Pour les maladresses. Les intonations mouvantes. La bienveillance assassine. A la décharge du monde, tu ne parais pas ce que tu es. Rien n’indique ta différence. Pas même le frémissement de l’ombre d’un indice. Du haut de tes presque vingt ans, tu promènes sur les pavés citadins un physique avantageux de jeune modèle branché. Tes cheveux longs, ramenés en chignon, éveillent l’intérêt des jeunes filles qui ne comprennent pas la hauteur que tu prends à leur égard. Ce n’est pas que tu les snobes. C’est que tu ne les vois pas. Pas comme les autres jeunes hommes de ton âge. Toi tu ne vibres qu’à travers des compétences intellectuelles, théoriques, qui t’éloignent des vivants. Des gens qui ne parlent pas la même langue que toi, bien que tu en parles parfaitement au moins quatre. Musicien, tu manies la guitare électrique et acoustique avec la même dextérité que le clavier ou la batterie. Tu es doué. Incroyablement doué. Anormalement doué.

 

Je te demande pardon. Mais à leur décharge comme à la mienne, comment? Pourquoi? Quand? Où? Combien? Mille questions me viennent.

 

Comment pourrait-il comprendre, le monde, que le bruit de la vie t’agresse? Toi qui parais si beau, si grand, si fort. Comment pourrait-il comprendre, le monde, que le bruit te fait mal au point de t’étourdir. Comment pourrait-il appréhender, le monde, que tu ne puisses affronter une promenade sous le soleil? La lumière, le bruit, la foule, les gens représentent des obstacles infranchissables pour ta différence.

Je te demande pardon. Pour l’étonnement quotidien qu’on lit dans les yeux vides. Les remarques systématiques. Les questions impudiques. Je te demande pardon. Pardon que le monde ne soit pas préparé au handicap. A celui qui ne se voit pas. Ne se devine pas au premier regard. Pardon que le monde manque de nuances. Qu’il ne regarde pas plus loin que l’endroit où il dépose ses pas sur les pavés du conformisme.

 

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