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Tout ce que vous vouliez savoir sur Stanley Fish

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Tout ce que vous vouliez savoir sur Stanley Fish sans oser le demander à Louis XVI

Farid Ghadami

Univ Paris Est Creteil, IMAGER, EUR FRAPP (ANR-18-EURE-0015 FRAPP)

 

Le livre Communautés interprétatives : Autour de Stanley Fish, dirigé par Vincent Ferré, offre une plongée riche et nuancée dans l’univers théorique de l’un des penseurs les plus controversés de la critique littéraire contemporaine. Publié en 2024 par les éditions Brill dans la collection Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature françaises (C.R.I.N.), cet ouvrage collectif est le fruit d’un colloque tenu en novembre 2021 à l’Université Paris-Est Créteil, organisé par l’Ecole Universitaire de Recherche FRAPP. Rassemblant des contributions issues de plusieurs disciplines, l’ouvrage interroge la pertinence, les limites et l’actualité de la notion de « communautés interprétatives », concept central dans la pensée de Fish.

Parmi les textes marquants de ce volume, on trouve les analyses de Frank Wagner sur la tension entre l’individuel et le collectif dans l’interprétation, celles de Marie-Agathe Tilliette sur le rôle des communautés dans la construction des identités nationales, ou encore l’étude de Romain Bionda sur la réception théâtrale. J’ai moi-même proposé une lecture politique de la pensée de Fish, remettant en cause l’idée que ces communautés seraient simplement descriptives, plutôt qu’instrumentales, voire répressives. La contribution de Blanche Turck sur les enjeux pédagogiques ou celle d’Agatino Lo Castro intégrant la linguistique à cette réflexion théorique confirment l’ampleur interdisciplinaire du projet. Ce parcours s’est poursuivi lors de l’école d’été de FRAPP en mai 2025, où, sous la modération de Yolaine Parisot, nous avons pu dialoguer en direct, via visioconférence, avec Stanley Fish, qui, à ma grande satisfaction, a accepté mon invitation à se joindre à nous. Fidèle à ses positions, Fish y a réitéré sa conviction que la littérature est dépourvue de tout pouvoir réel de transformation des structures sociales et politiques, ce qui relança, pour moi, un cycle de réflexion déjà amorcé.

Ce voyage intellectuel, entamé par ma toute première intervention universitaire à Paris en 2021 et prolongé jusqu'à cette conversation directe avec Fish en 2025, a constitué un terrain de réflexion constant. Ce fut aussi l'occasion de confronter la rigueur d'une théorie dominante à l’instabilité créatrice de la littérature elle-même. À ce titre, je me suis souvenu d’une autre scène fondatrice : en 1789, dans une salle de Versailles, lorsque Mirabeau, défié par un envoyé du roi qui lui ordonnait la dissolution de l’Assemblée nationale, répliqua avec fureur : « Nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes. » Ce moment incarne à mes yeux le surgissement du conflit comme condition de la transformation politique. De manière analogue, c’est dans la friction entre la pensée de Fish et ses critiques que naît la possibilité d’une réinvention théorique.

Dans ma contribution au volume, j’ai souhaité interroger la logique d’enfermement inhérente aux communautés interprétatives telles que les décrit Fish. En affirmant que seul le lecteur — ou plutôt la communauté à laquelle il appartient — produit le sens du texte, Fish supprime toute possibilité d’extériorité créatrice, toute rupture interprétative fondatrice. Il nie ainsi, selon moi, la puissance subversive des écrivains et des textes dans la création de mondes nouveaux. Là où Fish impose la clôture interprétative, j’ai défendu l’idée d’une communauté littéraire, inspirée des réflexions de Georges Bataille, Maurice Blanchot et Jean-Luc Nancy. Une communauté qui n’en est pas une, qui ne fonctionne pas selon les logiques d’unité, d’appartenance et d’autorité, mais qui permet au contraire l’émergence du dissensus, de la subjectivité et du fragmentaire.

Si Fish fait du lecteur le véritable auteur du texte, il l’enferme aussitôt dans un système collectif qui annule toute autonomie : les valeurs du texte ne sont plus à découvrir, elles sont préfabriquées. À mes yeux, cela revient à neutraliser la capacité des textes à produire de la nouveauté, à interrompre l’ordre des choses, à fonder des communautés inédites. L'histoire de la littérature — de Voltaire, Victor Hugo et Harriet Beecher Stowe à James Joyce, Henry Miller et William Burroughs — témoigne au contraire d’un pouvoir d’ébranlement des normes interprétatives elles-mêmes. Ainsi, loin d’être de simples produits d’un contexte collectif, ces œuvres deviennent les matrices de nouvelles subjectivités collectives.

Mais il serait naïf de rejeter Fish trop rapidement. Comme l’envoyé du roi, sa pensée impose un ordre, une autorité. Et c’est précisément cette autorité qui appelle la résistance. Le modèle de Fish a pour mérite de poser les bonnes questions, d’inviter à déconstruire les illusions d’un sens universel et de l’autonomie du texte. En cela, sa pensée nous force à penser autrement, parfois contre lui.

En fin de compte, penser, comme écrire, revient souvent à faire face à un pouvoir établi. La théorie de Fish, malgré son apparente fermeture, agit comme un catalyseur : elle incite à la rébellion intellectuelle. Comme l’envoyé du roi, les théories établies et célébrées exigent souvent notre acceptation et notre soumission sans condition. Mais la tâche du penseur critique, du chercheur et de l’intellectuel est de se tenir, tel Mirabeau, et de déclarer : « Nous ne quitterons nos places que par la puissance des baïonnettes. » Tout comme Stanley Fish s’est opposé, dans les années 1960, aux théories dominantes et autoritaires de son époque.