POISSON D’AVRIL

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Dans cet extrait du roman de Mounira Abi Zeid Quand j’étais Dostoïevski qui n’a pas encore été publié, Le Libanais Saber de retour dans son pays natal confie ses malheurs à Lucie qui l’entend raconter son chagrin d’amour à Dubaï.

 

-Je vais t’écouter ! Vas-y, parle ! dit Lucie.

-Mon histoire d’amour a commencé au début du mois d’Avril quand une jeune employée Anglaise était entrée dans mon bureau à Dubaï. Il faisait très chaud dehors, elle portait une robe rose clair. Tous mes collègues étaient en train de mentir les uns aux autres en rigolant puisque c’était le premier Avril. Je les entendais s’écrier en riant : « poisson d’Avril… poisson d’Avril ! ». En pénétrant le seuil de la salle où je travaillais depuis des heures, Yvania s’installa dans mon cœur d’une façon tellement délicate, tellement douce, tellement fluide ! La fragilité de son âme troublée par son arrivée dans ce pays où elle n’était qu’une étrangère enflamma une passion dont je souffre jusqu’à présent !

-Et ensuite ?

-Nous avions vécu des mois d’amour paradisiaque qui s’étaient terminés par une scène assez étrange !

N’ayant pas regretté d’avoir parlé à Saber, Lucie, qui a envie de savoir la suite de son histoire, l’encourage à se défouler :

-Raconte Saber, je suis là pour t’écouter !

-Suite à de longs mois de bonheur, nous décidions Yvania et moi de vivre ensemble. Le soir de notre premier jour de concubinage, je regardais la télévision, Yvania était assise à mes côtés sur un grand canapé, la tête sur ma poitrine, les doigts caressant mes cheveux, murmurant des mots d’amour à mes oreilles. L’attention d’Yvania fut attirée par la scène d’un attentat à Tel Aviv qui passait à l’écran. Comme je vis qu’il s’agissait d’un soldat Israélien fusillé par un Palestinien, mes yeux brillèrent d’une joie que je dus réprimer douloureusement. Je me rendis compte que je n’ai jamais parlé de la cause Palestinienne à Yvania dans ce pays où rares sont ceux qui révèlent clairement leur opinion politique. Confus, j’eus l’impression qu’un mur s’élevait entre moi et cette femme tant aimée. Je ne savais pas si j’avais envie de rire ou de pleurer. Je sentais que je souffrais d’une asphyxie à cause de mon silence qui s’imposait à moi comme un poids lourd. J’avais l’impression que j’avalais mille rasoirs, qu’une bombe était sur le point d’exploser dans ma poitrine et qu’un bourdonnement étrange sifflait dans mes oreilles. Je faisais tellement d’effort pour ne pas exprimer mon bonheur que je sentais ma peau se rétrécir, se métamorphoser et devenir une étoffe rigide douloureuse. Yvania, je l’adorais ! Je contemplais sa chevelure dorée, sa peau quasi transparente, son haleine que je respirais. Mais, pour la première fois de ma vie, je trouvais Yvania laide ! J’étais sur le point de lui dire que je suis heureux d’assister à l’attentat, mais j’en étais complètement incapable ! Peut-être elle comprendra, ou elle s’en fout probablement ! Tout en fixant ses yeux, j’eus l’impression d’y déceler une certaine tristesse ou ai-je tout simplement imaginé qu’elle souffrait profondément elle aussi ? En ce moment, je me rendis compte que je n’avais aucune idée de ce qu’elle pensait en politique. Je voulais lui parler, mais mes lèvres tremblèrent. J’étais sur le point d’éclater en sanglot comme un enfant, quand elle me demanda de sa voix douce : Qu’est-ce qui te prend ? Je me suis alors senti extrêmement faible, tout à fait seul et extrêmement coupable. Coupable envers les Palestiniens, coupable envers Yvania, coupable envers le monde entier ! Des minutes se sont écoulées. J’ai fini par formuler une phrase assez brève : Il fait beau ce soir ! Ces mots vides résonnèrent dans le salon d’une façon absurde, comme si quelqu’un d’autre que moi les avaient prononcées. 

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